Reporterre | 15 mai 2025 | Reportage – monde

En Syrie, l’État islamique profite de la chute du régime et des conditions de vie précaires pour signer son retour. De rares projets écologistes tentent de lutter contre la désertification, la pauvreté et la radicalisation.

Vous lisez la série « Syrie, les défis écologiques de l’après-Assad ».


Raqqa (Syrie), reportage – Un vent poussiéreux balaye les rues d’al-Chaddadeh, ville marginalisée du nord-est syrien. La localité dégage une impression de délabrement, avec ses routes accidentées parsemées de checkpoints militaires et ses bâtiments délabrés. Dans une école publique, une scène curieuse se déroule sous les yeux des écoliers : une cinquantaine de femmes, portant le voile intégral par tradition religieuse ou pour se protéger de la morsure du soleil et du sable, plante des graines de pistachiers dans des sacs de terreau répartis dans la cour de récréation.

« Ces plants seront distribués aux volontaires et à leurs familles pour qu’elles les fassent pousser et puissent en tirer un revenu. C’est le premier projet environnemental dont j’entends parler dans toute l’histoire de la ville », explique fièrement Nada el-Helou, directrice de l’école et membre de l’association Les Tresses vertes, qui a lancé le projet en coopération avec les autorités locales de l’administration autonome kurde.

Le but : soutenir économiquement les familles de cette région arabe marginalisée, faire reculer la désertification, mais aussi lutter contre Daech (acronyme arabe de l’État islamique, EI).

Ces graines de pistachiers plantées à al-Chaddadeh iront ensuite aux familles des volontaires pour qu’elles puissent les planter et en tirer un revenu. © Philippe Pernot / Reporterre

À al-Chaddadeh, comme dans d’autres régions du nord-est et du centre syrien, la rumeur d’un retour de l’EI enfle. La ville était l’un de ses bastions entre 2013 et 2016, avant d’être reprise par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à majorité kurde. Elle semble ne s’être jamais vraiment remise de la guerre civile, et assiste maintenant à un phénomène inquiétant. La présence de cellules dormantes de Daech n’est plus un secret et l’idéologie salafiste semble connaître un regain de popularité.

« L’EI est redevenu une menace, surtout depuis la chute du régime Assad [le 8 décembre 2024] : il profite du vide sécuritaire, de la dégradation économique et des stocks d’armes abandonnés pour recruter et se reconstituer », explique Dr. Nanar Hawach, analyste à l’International Crisis Group.

Alternative à Daech

La cause première de son succès : le manque d’opportunités économiques. « L’EI et tous les groupes armés de la région assurent un salaire aux gens », estime l’expert. Ici, c’est un secret de polichinelle, nombre des habitants de la région ont travaillé avec Daech, par conviction ou par nécessité. « Pour lutter contre, il faut changer les conditions sociales », selon lui.

Et c’est là que le bât blesse : en Syrie, après quatorze années de guerre civile, le salaire moyen des fonctionnaires équivaut à une trentaine d’euros par mois, et dans le privé, les revenus montent à l’équivalent de quelques centaines d’euros au maximum.

L’écologie représente une maigre porte de sortie. « Ici, nous sommes dans une région agricole, mais le désert grignote les terres, l’eau des puits est salée, la situation est vraiment mauvaise », s’alarme Nada al-Helou. Pour elle, planter ces pistachiers revient non seulement à favoriser la biodiversité de la région, mais aussi à changer les mentalités des nouvelles générations. « Les enfants n’abordent presque pas l’environnement en cours, je trouve cela important que mon fils voit cet arbre grandir et grandisse avec lui », dit-elle.

Des femmes volontaires du projet de l’association écologiste syrienne Les Tresses vertes plantent des graines de pistachiers, le 14 avril 2025. © Philippe Pernot / Reporterre

De quoi également encourager les femmes. Parmi les volontaires de son école, certaines ont perdu leur mari ou leurs fils à la guerre. Les autres restent traumatisés par ce qu’elles ont vécu. « L’EI a emprisonné mon fils et mon mari, et m’a même interdit de porter le hijab normal — ils ont voulu nous expliquer ce qu’est l’islam, comme si on n’était pas musulmans », raconte Nada el-Helou avec amertume.

La plantation de pistachiers est une manière, selon elle, de connecter la lutte contre le patriarcat à la protection de l’environnement. « On a bataillé pour permettre aux femmes de quitter leur foyer pour venir participer à ce projet, pour prouver qu’elles peuvent faire de l’agriculture loin de la supervision des hommes. »

Raqqa et les cicatrices du califat

Au sud d’al-Chaddadeh, l’État islamique reste influent. À Raqqa, ville millénaire et capitale du califat de l’EI entre 2013 et 2018, puis détruite à 80 % lors de la reprise par les forces kurdes et la coalition internationale, la situation est critique : économie à terre, électricité rare, pollution élevée, corruption des autorités kurdes qui tentent de reconstruire, malgré l’hostilité de certains habitants et des tensions grandissantes. Pour rendre la ville et ses environs plus vivables — et donc lutter contre la radicalisation islamiste —, des projets fleurissent ici aussi.

La présidence de l’environnement de Raqqa, par exemple, a mis en place une nurserie de plantes pour soutenir les agriculteurs et reboiser les espaces verts de la ville — dont le fameux rond-point al-Naim, lieu d’exécutions publiques sous Daech.

La pépinière municipale de Raqqa abrite des plantes endémiques et exotiques qui serviront à verdir la ville. © Philippe Pernot / Reporterre

Awach Abdel Mohammad, qui transporte de jeunes rosiers dans une brouette, est l’une des employées de la pépinière. « Je travaille ici par nécessité économique, je suis veuve avec huit enfants à ma charge. Je gagne 1 075 000 livres syriennes par mois [environ 160 euros], c’est à peine assez pour survivre », soupire cette déplacée d’Alep qui vit à Raqqa depuis la libération de la ville, il y a huit ans. « Reboiser et embellir la ville » est pour elle essentiel : « Si Daech revenait, on ne pourrait plus faire cela. »

Awach Abdel Mohammad, employée de la pépinière municipale de Raqqa, le 9 avril 2025. © Philippe Pernot / Reporterre

Les autorités y font grandir des centaines de plantes, certaines endémiques et d’autres exotiques, afin de développer la biodiversité de Raqqa. « Après la guerre, l’environnement et la ville étaient dévastés, les infrastructures en ruines, les forêts détruites… Alors, on essaye de faire revenir des plantes locales et on teste quelles nouvelles espèces pourraient s’adapter ici », explique Aref Muslim, agronome et coprésident de l’autorité environnementale de la ville.

Comme dans toutes les administrations sous contrôle kurde, il partage la coprésidence avec une femme, sa collègue agronome Pusaina Mohammad. « Ce serait impensable sous Daech et même sous le gouvernement de Hayat Tahrir al-Cham [une autre organisation islamiste] », souffle-t-elle.

Cohésion sociale

D’autres initiatives visent à restaurer la biodiversité de la région, affectée par des décennies de monocultures sous le régime Assad, la guerre et la sécheresse. C’est le cas de la nurserie Nuwwa, un projet de semences paysannes établi à Hazima, une petite ville en périphérie de Raqqa.

« Nous avons commencé le projet il y a seulement quelques mois. Notre but est de développer puis de faire pousser des semences locales ici, avant d’en distribuer 100 000 à des agriculteurs dans toute la Syrie », explique Abdelkader Ismail al-Fares, agronome à la tête de l’initiative.

Grâce à des connexions au Liban, il a pu importer des semences locales devenues introuvables avec la guerre civile, depuis une banque de graines en Allemagne. Plantées sur 1 hectare à côté de sa maison familiale, de jeunes plantes de fruits, légumes et herbes aromatiques traditionnelles y revivent maintenant.

Un employé de la pépinière municipale de Raqqa cueillant des roses. © Philippe Pernot / Reporterre

Le projet n’a pas seulement pour but de faire revivre la biodiversité : il vise également à renforcer la cohésion sociale. « Nous avons créé un réseau avec des centaines d’agriculteurs de toute la Syrie. On s’envoie nos graines, on échange sur WhatsApp et on se rend parfois visite : Kurdes, Arabes, chrétiens, sans différence », explique-t-il fièrement. L’objectif étant aussi d’aider leurs familles à mieux vivre de leurs terres, notamment en n’ayant plus besoin d’acheter de pesticides ni de graines hybrides, chères et importées de loin.

« Grâce à des projets comme le nôtre, les jeunes peuvent travailler sur leurs propres terres et avoir une source de revenus loin de toute forme d’extrémisme », ajoute-t-il. Avec l’espoir que ses graines feront germer un avenir apaisé pour la Syrie.

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